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MAMBA POINT BLUES

GRAHAM GREENE ET SA COUSINE BARBARA AU PAYS DES DIABLES

L'écrivain Graham Greene entreprit en 1935 une exploration à l'intérieur du Liberia, pays d'Afrique de l'Ouest pour lequel, à part les régions côtières et frontalières, il n'existait aucune carte. Le centre, blanc, portait seulement l'indication "cannibales", formidable argument pour l'écrivain en quête de sensations plus fortes que ne lui en inspiraient les brumes d'Angleterre à se jeter dans ce grand vide géographique. Il entraîna dans cette expédition une cousine, Barbara Greene, de 23 ans et de bonne famille que rien de prédisposait à une telle aventure et qui se révéla endurante et courageuse, sauvant même la vie de son cousin. Sa vie en fut changée.

 

Barbara et Graham Greene à leur départ d'Angleterre et à bord du David Livingstone qui les conduisit en Afrique.
Barbara et Graham Greene à leur départ d'Angleterre et à bord du David Livingstone qui les conduisit en Afrique.

Barbara et Graham Greene à leur départ d'Angleterre et à bord du David Livingstone qui les conduisit en Afrique.

La carte du Voyage sans cartes, telle que publiée dans l'édition originale, ici dans sa version française de 1951, au Seuil. En quatre semaines (du 2 février au 2 mars 1935), Barbara et Graham Greene, avec 26 porteurs et un cuisinier, ont parcouru environ 550 kilomètres de sentiers et de pistes à travers la forêt tropicale.

La carte du Voyage sans cartes, telle que publiée dans l'édition originale, ici dans sa version française de 1951, au Seuil. En quatre semaines (du 2 février au 2 mars 1935), Barbara et Graham Greene, avec 26 porteurs et un cuisinier, ont parcouru environ 550 kilomètres de sentiers et de pistes à travers la forêt tropicale.

DEUX RÉCITS LITTÉRAIRES PARALLÈLES

Fait certainement unique (ou rarissime, faute de tout connaître...) dans la littérature de voyage, Graham et Barbara ont chacun publié leur propre récit de ce voyage.

Pour Graham : Journey without Maps, 1936, Éd. Heinemann, traduit en français par Marcelle Sibon sous le titre Voyage sans cartes, Éd. du Seuil, 1951.

Une des couvertures de l'ouvrage de Graham Greene, ici chez Penguin Classics.
Une des couvertures de l'ouvrage de Graham Greene, ici chez Penguin Classics.

 

Pour Barbara : Land Benighted (litt. "Pays plongé dans les ténèbres") Éd. G. Bles, 1938, puis renommé Too Late to Turn Back (litt. "Trop tard pour faire demi-tour") dans sa réédition de 1981, chez Penguin Books, hélas, jamais traduit.

Le livre de Barbara Greene, chez Penguin Travel Library, édition de 1981.

Pour les heureux qui peuvent comprendre l'anglais, la lecture parallèle de ces deux textes fait apparaître ce voyage comme un paysage en relief, chaque œil faisant voir des aspects et des couleurs que l'autre ne montrait pas. Ajoutons la remarquable préface de Paul Theroux dans l'édition de 1981.

Graham Greene, plus intérieur et plus lyrique, produit un récit plus "littéraire", plein de mélancolie et de ressentiment contre la civilisation qui gâche l'homme "naturel". Un récit entre Joseph Kessel et Jean-Jacques Rousseau... Concentré sur son voyage qu'il décrit dans ses détails et sur sa vision personnelle du monde qu'il découvre, il omet de signaler la présence tranquillisante et le rôle essentiel de Barbara, mentionnée marginalement comme "sa cousine", pourtant particulièrement présente quand il sera malade, presque à en mourir, vers la fin du voyage.

La colonne de porteurs à l'arrivée dans le village de Zigita
La colonne de porteurs à l'arrivée dans le village de Zigita

 

Barbara Greene, avec plus d'humour et d'auto-dérision, fait au contraire à travers ce récit le portrait de Graham, au centre de l'expédition, qui s'occupe de tout en bon organisateur, qui prend toutes les décisions mais qui, au-delà du personnage-cliché de l'aventurier, va montrer les failles, les fragilités de l'écrivain qui apparaît alors plus profond que l'image que l'on a de l'aventurier-espion. Fort contraste avec celui qu'elle décrit aussi comme "clairvoyant, tranchant et cruel", dont elle dit avoir presque peur tant il semble incapable de sentiments. Elle dit même de lui : "si vous vous trouvez dans une situation difficile, il sera tellement intéressé à noter vos réactions qu'il oubliera probablement de vous sauver."

Barbara marchant dans un étroit chemin au début du voyage
Barbara marchant dans un étroit chemin au début du voyage

Même si le livre de Barbara est une sorte de réponse de la bergère au berger comme une manière de se venger avec humour d'avoir été gommée du récit de Graham, elle souligne une des grandes qualités de son cousin, son comportement avec les Noirs d'Afrique. Paul Théroux, dans la préface de son livre note : "Barbara ne juge pas Graham en fonction de la manière dont elle a été traitée par lui, mais dans sa relation avec les Africains. Les colons blancs de la côte [Ndlr : de Freetown en Sierra Leone où d'où ils ont pris le train pour la frontière libérienne] lui avaient dit de se montrer dur, d'être méfiant et de crier. Au contraire, il les traitait exactement comme s'ils étaient des Blancs de son propre pays. Il leur parlait naturellement et cela leur plaisait."

TRAVERSÉE DU PAYS DES DIABLES ET DES MUSIQUES

Un "diable" rencontré au cours d'une cérémonie funéraire à laquelle ils ont pu assister.
Un "diable" rencontré au cours d'une cérémonie funéraire à laquelle ils ont pu assister.

Un "diable" rencontré au cours d'une cérémonie funéraire à laquelle ils ont pu assister.

L'Afrique telle que l'aimait Graham Greene, intouchée, indemne de toute civilisation. Leur voyage sera aussi celui de la musique et des danses.
L'Afrique telle que l'aimait Graham Greene, intouchée, indemne de toute civilisation. Leur voyage sera aussi celui de la musique et des danses.

L'Afrique telle que l'aimait Graham Greene, intouchée, indemne de toute civilisation. Leur voyage sera aussi celui de la musique et des danses.

Arrivant dans un village, ils entendirent une étrange musique : la voix de Joséphine Baker chantant "J'ai deux amours" !  Pour la première fois depuis la fondation du Liberia en 1847, le président de la république, Edwin Barclay, était en visite dans l'arrière pays. Il faisait transporter avec lui un énorme et rutilant gramophone sur lequel il écoutait chanter son idole, la scandaleuse vedette de la Revue nègre à Paris ! Fin politique, cet appareil était non seulement un accompagnement musical doux à son cœur, mais un moyen d'apporter la magie de la civilisation chez les indigènes à rallier à la cause du progrès...

Hergé, comme il l'a fait avec les hommes-léopards (voir plus loin) n'a pas manqué de reprendre l'idée dans Tintin au Congo. Avait-il lu Voyages Sans Cartes ? Non, si le gramophone était déjà présent dans la première édition de 1931 dans le Petit Vingtième. Peut-être, s'il n'apparaît que dans l'édition de 1937 chez Casterman. Aux experts tintinophiles de me répondre !

Image de Tintin au Congo, édition de 1937 chez Casterman.
Image de Tintin au Congo, édition de 1937 chez Casterman.

En Afrique, Barbara et Graham étaient des étrangers. Mais aussi, passés les premiers jours de marche, les porteurs se sont eux aussi trouvés en terra incognita. Le Liberia compte seize d'ethnies principales, des cultures différentes et des croyances religieuses très diverses (nombreuses églises chrétiennes, notamment protestantes ; pratiques animistes nombreuses ; présence musulmane surtout dans le Nord, aux confins de la Guinée).

Pour en savoir plus sur les ethnies et les religions du Liberia :

https://legacy.joshuaproject.net/countries.php?rog3=LI

Village Vey

 

Maison Gola

 

Dans leur histoire ancienne, les différents groupes ethniques présents dans l'espace géographique devenu le Liberia en 1847, ont connu des rivalités, des conflits territoriaux, des guerres de conquêtes. Bien avant la colonisation formelle par des États occidentaux, l'arrivée des navires de commerce venus d'Europe avaient déjà créé des disparités entre les régions côtières où étient implantés des comptoirs et l'hinterland inexploré.

Les marins avaient développé une connaissance approfondie (et jalousement gardée) du trait de côte, ses dangers et ses abris, des mouillages sûrs où il était possible de charger des marchandises et des esclaves. Cela peut expliquer que le Liberia soit resté "sans cartes" autres que celles de la bande côtière établies par les premiers explorateurs en vue d'y établir une colonie de Noirs venus d'Amérique.

Carte de 1850 (extrait). La bande côtière, les estuaires des rivières, les mouillages possibles et les sondages des fonds marins pour éviter les échouements de navires. L'hinterland est limité aux esquisses de rivières.

 

La Traite transatlantique des esclaves a évidemment accentué ce phénomène quand le commerce traditionnel des esclaves s'est trouvé "industrialisé", passant de l'échelle de milliers à celle de millions. Une filière hautement rémunératrice s'est organisée entre la capture à l'intérieur des terres, le transport vers la côte, le confinement et le tri dans des "slave factories" plus ou moins grandes, proches des points d'embarquement sur les navires négriers. Ces chaînes d'intermédiaires mettaient en œuvre plusieurs groupes ethniques complémentaires entre lesquels les "affaires" se négociaient âprement. L'économie des partie prenantes s'en est trouvée considérablement modifiée.

Une esclaverie (noter la cour portugaisse, la cour française et la cour anglaise pour la répartition des esclaves à "exporter"). Ce genre de "slave factory" n'existait bien sûr plus quand Barbara et Graham Grenne ont traversé le pays, mais la traite négrière avait profondément marqué le pays, autant pour ce qui concerne les ethnies libériennes entre elles qu'entre les colons noirs venus d'Amérique et la population autochtone.
Une esclaverie (noter la cour portugaisse, la cour française et la cour anglaise pour la répartition des esclaves à "exporter"). Ce genre de "slave factory" n'existait bien sûr plus quand Barbara et Graham Grenne ont traversé le pays, mais la traite négrière avait profondément marqué le pays, autant pour ce qui concerne les ethnies libériennes entre elles qu'entre les colons noirs, anciens esclaves venus d'Amérique et la population autochtone.

 

Quand la Traite a été interdite et violemment réprimée par les colons du Liberia - anciens esclaves eux-mêmes - c'est tout l'équilibre de la filière qui a été rompu. Les groupes ethniques qui y participaient ont menacé de chasser les nouveaux arrivants, encore fragiles. À l'arrivée de canonnières navales qui tiraient des boulets vers la terre pour impressionner les indigènes, des "compensations" ont été offertes en échange de la destruction de comptoirs de traite. Mais les "maillons d'amont de la filière", eux aussi privés de leurs revenus, ont réclamé, parfois par la force des armes, le même traitement indemnitaire...

Carte de l'État du Maryland of Liberia (pas encore rattaché à la République) qui montre les différentes tribus étagées le long du fleuve côtier, la Cavalla River, frontière avec la colonie française de Côte d'Ivoire.

 

Ainsi, dans la région Est du pays, une véritable guerre a eu lieu en février 1857 dans la colonie du Maryland entre les colons et les tribus rivales Nyomowe et Kudomowe. Pendant que deux navires venaient en renfort de Monrovia, les troupes coloniales de l'État du Maryland encore non rattaché au Liberia nettoyaient l'intérieur, tuant directement deux cents personnes et provoquant encore plus de victimes par la destruction des récoltes, des champs, des villages et la dispersion des populations.

Officiers de la Frontier Force, dirigée sous le président Barclay par le Colonel Davis, le "dictareur de Grand Bassa", responsable de massacres d'indigènes.

 

Les colons (venus d'Amérique dans le cas du Liberia, d'Europe pour les autres régions colonisées) ont également utilisé les rivalités ethniques pour asseoir leur pouvoir, jouant les unes contre les autres. Ce fut le cas au Liberia où les armées envoyées pour "pacifier" des régions irrédentes, étaient composées de combattants d'autres parties du territoire. Le Colonel Davis, commandant la Frontier Force, c'est particulièrement illustré dans la soumission des réfractaires à la civilisation. Barbara et Graham Greene l'ont rencontré à Tappita (oui Tappi town) où cinquante villageois avaient été passés par les armes et les cases brûlées. Motif du massacre : présence d'initiés de la secte des "hommes-léopards" . Une chasse aux sorciers déjà ancienne (voir photo ci-dessous).

"Léopards" prisonniers à Tappi Town, 1927, photo Lady Dorothe Mills
Les hommes-léopards ont fait l'objet d'études ethnographiques sérieuses, mais aussi ont inspiré des auteurs de fiction, notamment Hergé dans "Tintin au Congo".
Les hommes-léopards ont fait l'objet d'études ethnographiques sérieuses, mais aussi ont inspiré des auteurs de fiction, notamment Hergé dans "Tintin au Congo".

Les hommes-léopards ont fait l'objet d'études ethnographiques sérieuses, mais aussi ont inspiré des auteurs de fiction, notamment Hergé dans "Tintin au Congo".

RETOUR À LA "CIVILISATION"

Le 2 mars 1935, Barbara et Graham Greene posèrent le pied à Monrovia, capitale du Liberia, après avoir fini leur voyage terrestre à Grand Bassa (renommé Buchanan) et pris le ferry pour longer la côte. Heureux d'être vivants alors que Graham, pris de fièvres, avait failli mourir en quittant Tappita ; heureux de retrouver les petites choses de leurs habitudes, notamment alimentaires, mais se demandant s'ils ne venaient pas de mettre fin à quelque chose de formidable qui les aura définitivement changés.

Contraste... Une jeune femme à Grand Bassa et Barbara à Monrovia. (Photos Graham Greene)

 

LA FIN DU VOYAGE

 

Pour finir ce voyage avec les deux écrivains, les derniers paragraphes de leurs dernières pages :

GRAHAM GREENE : Après l'aveuglant soleil reflété par le sable derrière la barre, après la longue houle de la mer atlantique, les lumières de Douvres allumées à quatre heures du matin, une brume froide d'avril nous arriva de la rive avec le remorqueur. Un enfant pleurait dans un immeuble ouvrier, non loin de la vigie ; c'était un gémissement de bébé, trop jeune pour savoir parler, trop jeune pour avoir appris tout ce que les ténèbres peuvent dissimuler de luxure et de meurtre, pleurant sans raison compréhensible, mais seulement à cause de la terreur ancestrale qui le hantait encore et du diable qui dansait au fond de son sommeil. Et, debout dans le hangar vide et glacé de la Douane, à côté de mes deux valises, des menus bibelots de joaillerie d'argent, d'un fragment de manuscrit trouvé dans une case Bassa, d'une ou deux vieilles épées composant tout butin que je rapportais de mon voyage, je pensai qu'il était impossible de remonter dans le temps plus loin que ce cri, que ce cri était l'Afrique : l'innocence, la virginité, les tombeaux que nul n'a encore violés pour y trouver de l'or, les mines que la masse n'a pas encore éventrées. (traduction de Marcelle Sibon).

BARBARA GREENE : "Les adieux doivent être brefs" disait Byron. Il avait tellement raison ! La pièce était terminée, mais le rideau n'était pas tombé et nous restions sur la scène, avec rien à faire. J'avais fait mes adieux il y avait bien longtemps dans la forêt et je voulais maintenant laisser toute la comédie derrière moi. Cette fin qui n'en finissait pas était une faute artistique et troublait l'harmonie de tout le reste. J'étais triste [...] À quatre heures du matin, nous débarquâmes. Il pleuvait dans un matin frisquet d'Avril. Graham et moi, silencieux et déprimés, nous assîmes sur nos bagages dans le bâtiment des Douanes dans l'attente d'un fonctionnaire qui nous laisserait partir. Finalement le moment est venu de dire au revoir à Graham qui restait à Douvres et je retournai m'asseoir sur mes paquets en attendant qu'un train m'emmène à Londres. Seule et pathétique, épave en loques dans un vieil imperméable, sans chaussettes, et une chose étrange posée sur ma tête qui avait été autrefois un chapeau. [...] "Où avez-vous bien pu aller ?" me demanda le porteur. J'ai regardé mes quelques possessions : une harpe indigène, quelques épées et dagues. Alors, j'avais chaud, d'un seul coup le monde me semblait être un endroit plus joyeux. "Cala en valait la peine" ai-je dit. (Traduction de moi-même, sans garantie).

 

LES DEUX FAMILLES GREENE, LES "HALL" ET LES "SCHOOL"

Graham et Barbara étaient non seulement cousins mais aussi voisins dans la commune de Berkhamsted, dans le Kent. La Famille de Graham était plus "intellectuelle" alors que celle de Barbara était plus "affairiste", donc plus riche que la première. Les deux tribus Greene faisaient quand même partie de la Gentry anglaise et dispensaient à leurs enfants la meilleure éducation possible selon les critères de l'époque. Heureusement, ces critères n'étaient plus ceux de l'ère victorienne et les deux enfants, Graham et Barbara, avec leurs frères et sœurs, ont pu mener des existences moins conformes à l'idée que l'on peut se faire de la grande bourgeoisie britannique. Elizabeth, sœur de Graham entra au MI5, service du contre-espionnage, entraînant l'écrivain dans son sillage. D'autres furent politiciens ou alpinistes et Barbara, après son voyage au Liberia continua dans la veine aventureuse : elle tomba amoureuse du baron von Strachwitz, un Allemand anti-nazi, ce qui lui valut une vie plutôt difficile pendant la guerre que le couple passa à Berlin.

Eppy, le père de Barbara, quand sa fille, espérant un refus de sa part, lui avait annoncé qu'elle partait au Liberia avec Graham (promesse faite après quelques verres de champagne) eut au contraire pour réponse :"pour une fois qu'une de mes filles va faire quelque chose d'intéressant !". Ainsi fut scellé le destin de Barbara.

Les deux familles Green
Les demeures des deux familles Greene dans le Kent.

Je recommande le livre (en anglais) Shades of Greene, de Jeremy Lewis, Éd. Vintage Books, 2011.

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